Le podcast – 7 : Masse critique

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« Faut-il brûler les critiques ? » se demandait Pierre Murat avec toute la mesure qu’on lui connaît en avril 2011. Il faut dire que la question de la place et de la légitimité de la critique taraude le métier depuis l’arrivée de la vague Internet. A notre tour donc de porter la torche, non pas pour mettre le feu au bûcher mais pour tenter d’éclairer un peu les débats.

Le 7 novembre dernier, le site TheAtlantic.com publiait un article intitulé : « Starship Troopers, un des films les plus incompris de tous les temps ». L’auteur de l’article, Calum Marsh, revenait sur la réception critique du film de Paul Verhoeven sorti en France le 21 janvier 1998, critique qui déglinguait unanimement le nouveau film de l’auteur de Basic Instinct : « spectacle fou et sordide » pour le New York Times, « jeu vidéo vide » selon Newsweek, « film trivial pour gamins de onze ans » dixit Roger Ebert, et on se souvient que dans les pages des Cahiers, Christophe Honoré parlait de « cédérom pornographique conçu pour faire un maximum d’entrées chez les puceaux ». Une blague, dira-t-il plus tard.

Seize ans après, Calum Marsh s’interroge, et nous avec, sur les raisons qui ont mené la critique de cinéma dans sa majorité à passer complètement à côté du propos satirique de Starship Troopers, pour en comprendre l’inverse et y voir un discours fascisant et débilitant.
Car en tant que critique, il y avait au moins deux méthodes pour aborder le film de Verhoeven sans se faire prendre au piège. La première, la plus évidente, consiste à pratiquer l’exercice de la critique dans sa définition la plus simple et universelle, à savoir remettre l’objet de sa critique dans son contexte, comprendre et apprendre à son lecteur d’où vient le film, par-là entendre qui en est l’auteur, quelles sont les origines du projet (commande de producteur, de studio, œuvre à plusieurs mains, simple exécution pour un scénariste, etc.), à quel moment de la carrière de ses instigateurs le film intervient, et quels enjeux artistiques, thématiques et économiques peuvent avoir motivé sa conception. En gros, ramener dans un premier temps la critique à un journalisme de faits avant du journalisme de jugement, établir des bases factuelles sur lesquelles développer sa recension. Ce qui dans ce cas précis aurait pu éventuellement mettre la puce à l’oreille de quelques-uns qu’il était saugrenu qu’un cinéaste hollandais, témoin de l’invasion de son village par les nazis, auteur de Soldiers Of Orange et RoboCop, mette en scène un blockbuster à la gloire de l’idéologie fasciste.

La seconde méthode, la plus complexe à aborder, réside dans l’épineux problème des grilles de lecture que nous pouvons tous, à notre corps défendant, projeter sur les films. La plus encombrantes de ces grilles, à l’œuvre ici dans l’exemple de Starship Troopers, peut consister à se méfier des films à destination du grand public, à activer le réflexe paternaliste que l’on peut avoir en tant que lien, filtre ou agent de hiérarchisation culturel, risquant de mener les réflexions à travers le prisme très peu pertinent de la cible de l’œuvre ou du potentiel de son audience. Bref, à interpréter pour les autres, et non pour soi, à projeter sur les films des réceptions qui ne nous sont pas propres, ou du moins, forcées.
Sujet touchy s’il en est car il revient à poser la question bateau mais nécessaire de la place du snobisme chez la critique, ou, pour reprendre un terme plus moderne, la notion de distinction dans l’appropriation culturel tel que l’a étudié le sociologue Pierre Bourdieu dans son ouvrage de 1979.
« La culture n’est rien d’autre qu’un rapport social » disait à ce propos Franck Lepage dans les colonnes du Monde Diplomatique en mai 2009.

Et c’est précisément parce que ces deux approches, essentielles dans le discours méta-critique, ne sont que trop rarement abordées lors des nombreux débats qui se déroulent depuis plusieurs années sur Internet ou à l’occasion de festivals de cinéma (citons celui en 2011 au festival Lumière de Lyon) que nous avons décidé de nous pencher à notre tour sur la critique d’aujourd’hui, sa place au sein d’une cinéphilie qu’on va appeler « 2.0 », cette cinéphilie qui a accès à tous les films, accès à tous les savoirs, et surtout accès à ses propres plateformes d’expression.
Pour cette émission, nous recevons Pierre Delorme du site FilmActu.com.
Dans un premier temps, nous nous demanderons s’il existe effectivement une crise intellectuelle ou philosophique au sein de la critique cinématographique.
Dans la deuxième partie, nous aborderons la question économique.
La troisième partie sera consacrée à la critique de la critique, si celle-ci est possible et comment le milieu tente de se remettre en question.
Et la quatrième, la dernière, tentera d’explorer les voies possibles pour une nouvelle expression cinéphile.

1) Une crise intellectuelle

Les limites théoriques de « l’empreinte du réel » chère à André Bazin sont-elles atteintes avec les nouvelles méthodes de fabrication des images ? C’est ce que laisse penser l’écoute de l’émission Pendant Les Travaux, Le Cinéma Reste Ouvert consacrée à Gravity d’Alfonso Cuaron. (au passage, on vous invite à jeter un œil sur notre analyse de Gravity)

De l’influence de la critique (Thomas Boujut – TPS Star, mars 2012)

« Dans tous les cas, le film est considéré comme un texte (c’est-à-dire que la dimension visuelle n’est pas prise en compte).
[…]
Il ressort de l’analyse de ce corpus de textes produits à partir du visionnement du début d’Un prophète un étonnant manque d’hybridation entre ces trois types d’analyses. Les étudiants ont soit recherché à rendre compte du point de vue du réalisateur, soit de la forme prise par la film, soit de la signification politique du film; ils n’ont que très rarement faits des liens entre ces différentes dimensions. Écrire sur le cinéma, c’est pour résumer (de manière certes un peu schématique), soit l’un – la dimension esthétique -, soit l’autre – le rôle socio-politique du film. L’un des enjeux de ce cours est de revenir sur ce cloisonnement pour essayer de le remettre en cause. Enfin, il est  à remarquer qu’à une ou deux exceptions près, le point de vue de l’auteur du texte n’est pas formulé de manière explicite. » Ecrire Sur Le Cinéma
Rémy Besson – Cinémadoc, octobre 2013 (projection de Un Prophète de Jacques Audiard à des étudiants en Licence 1 à Paris 8 en cours de méthodologie du cinéma)

« – Vous avez dit qu’un critique devait réunir cinq qualités : l’information, l’analyse, le style, l’évaluation et l’enthousiasme. C’est toujours valable aujourd’hui ?
– Absolument ! Je dis bien que personne n’a toutes ses qualités en même temps, mais c’est ce vers quoi nous devons tendre. Cela ne veut pas dire que le critique soit un partenaire du cinéaste ou son attaché de presse, mais il peut entamer un dialogue avec lui, et il doit surtout le respecter . »
Entretien avec Michel Ciment – EcranNoir.fr

“Ce que j’appelle “Nazi” c’est la maîtrise”.
François Bégaudeau – Le Cercle, octobre 2009

« Alors que la lecture de Daney des Dents De La mer est symptomatique, elle est difficilement incertaine : il décrit franchement la mise en scène de Spielberg comme « proto-fasciste ». Il remplaça plus tard cette expression par « réactionnaire » quand l’article fut réimprimé dans La Rampe, un changement que Bickerton considérerait très révélateur si elle le savait, et non comme du simple bon sens. Plus tard, encore plus sagement, il le qualifierait juste de « populaire ». »
Les Cahiers pour les nuls aka Bill Krohn vs Emilie Bickerton
Bill Krohn – Independencia, 1er février 2013

Excellent décodage de la rhétorique Kaganski, rhétorique qui a hélas fait école : Etat critique d’une critique
Christophe Le Caro & Thomas Vincy – EcranNoir.fr

« Posons cela comme un axiome : les grands cinéastes se sont moins trompés dans l’exercice de leur art que la critique ou le public dans l’estimation de leurs films. Tant d’œuvres majeures, de La Prisonnière Du Désert aux Oiseaux, de Belle De Jour à Gertrud, de Shining à Je T’Aime, Je T’Aime, se sont vu dédaignées par les aristarques (y compris dans ces colonnes) pour être ensuite réhabilitées et redécouvertes dans la lueur aveuglante de leur beauté, que cette proposition peut être difficilement contestée. »
Michel Ciment – Positif, janvier 2011 (Du trottoir à la vieille fille)

Une école critique isolée du public ?
Quand les intellos réhabilitent Spielberg : mais auprès de qui ?
Micro Fictions – France Inter, 16 août 2012

« Le cinéma qui nous reste en mémoire est fait d’œuvres qui se sont dégagées du divertissement. »
La suite dans les idées : Le cinéma avant après
Pierre-Damien Huyghe – France Culture, 18 mai 2013

Le petit dictionnaire des idées reçues de la critiqueCharles Tesson

Cinéma d’auteur : un Tumblr qui se moque des tics d’écriture de la critique.

Et nous parlons longuement (non) de la question morale au cinéma à partir du célèbre texte intitulé « de l’abjection » de Jacques Rivette qui démolit le film Kapo de Gilles Pontecorvo dans un de nos podcasts.

2) Une crise économique

« Concrètement, c’est simple : en un an j’ai perdu à peu près 60 % de mes revenus. Et je ne suis pas le plus mal loti. J’en connais qui en ont perdu 100 %. Ce qui se passe, c’est que la majorité des journaux dans lesquels on peut gagner de l’argent appartiennent à des groupes qui, aujourd’hui, sont dans une logique générale de très court terme : il faut que ça rapporte de l’argent tout de suite. Ce manque de pensée sur le long terme a conduit les dirigeants des journaux de cinéma généralistes (Première, Studio…) à ne penser qu’en fonction du plus grand dénominateur commun. Sauf qu’à force de trop vouloir fédérer on se retrouve avec une surmédiatisation et une surexposition de quelques films, et un contenu finalement appauvri. »
Malaise général
Entretien avec Alex Masson – FichesDuCinéma.com, 23 avril 2013

La critique musicale face au Net : Bloggeurs contre presse : un discours dépassé non ?
Emgenius – Owni.fr, 2 mars 2011

3) La critique de la critique

Des études critiques de la réception critique, bien que rares, existent. Citons les travaux de Rémy Besson pour Cinémadoc, dont un article sur la réception de L’Ennemi Intime de Florent-Emilio Siri (2007).

Si l’on veut faire une critique de la critique, il est nécessaire d’utiliser les mêmes outils mis en œuvres pour une critique des médias, et invoquer ce qui a trait à une lutte des classes, à la violence symbolique, à des processus de légitimation et de reproduction des discours des dominant sur les dominés. Il faut alors se tourner vers les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, notamment La Reproduction (1970).

Sociologie des œuvres – De la production à l’interprétation
Jean-Pierre Esquenazi, 2007

« J’ai toujours eu horreur des critiques et de la Critique avec un grand C, comme j’ai toujours exécré le Parti intellectuel et son impérialisme. Je ne conçois la critique que faite par des créateurs. La dictature que la gauche exerce sur tout ce qui n’est pas de son bord me met en fureur. C’est du fascisme tout simplement. Ce n’est pas, comme les pamphlets de Cau et de Suffert semblent le dire, uniquement une affaire de politique. Tous deux se trompent, il me semble, en ne voyant dans cette insupportable tyrannie que la simple manifestation d’une opposition toujours triomphante. La malheureuse Delphine Seyrig, prise comme tête de turc par Suffert, sous prétexte qu’elle se fait de la publicité en signant des pétitions et en défilant derrière des pancartes n’est que la cinquième roue du carrosse. Le véritable ennemi pour tous ces ratés à lunettes, au cœur aigre – ce pelé, ce tondu – n’est rien de moins que le créateur lui-même, de quelque bord qu’il soit, parce qu’il ose porter en lui un monde imaginaire, irréductible à toute tentative d’analyse, qu’elle soit psychanalytique ou marxiste. »
Alexandre Astruc – La Tête La Première, 1975

« Le critique qui écrit avec l’idée, planant au-dessus de son clavier, qu’il doit rencontrer les goûts du public peut-il vraiment être libre de son jugement ? Celui qui écrit dans la peau d’un homme qui est seul contre tous, est tout de même conscient qu’il écrit à l’encontre des goûts supposés du public. Donc même dans ce cas, le public est toujours pris en compte, il est vraisemblablement impossible de faire autrement. Un texte n’existe que s’il est reçu. »
Le critique et le spectateur
Cyrille Falisse – Le Passeur Critique, 3 octobre 2012

Le public, masse, mur, tas contre lequel le critique lutte pour sauver ses goûts et son autonomie, ne serait que menace dont il faut s’accommoder ?

La critique de la critique est un exercice périlleux, souvent moqué et disqualifié par Points Godwin, heureusement reste la critique des spectateurs anonymes : Ces films qui ne méritaient pas la Palme d’Or.
Christophe Beney – Accreds.fr, 16 avril 2013
Un exemple de violence symbolique car s’appuyant sur la valeur légitimatrice d’un festival historique pour mépriser les goûts et jugements du lambda sans que cela nécessite la moindre argumentation.

Illustration extraite du site Le Passeur Critique.
un spectateur vu par une certaine critique française

La critique de cinéma court-elle à sa perte ?
Gilles Lyon-Caen – Le Plus, 4 mars 2012

« Comme si les critiques s’étaient donné le mot pour tuer le cinéma français commercial, populaire, grand public. »
En 1999, Patrice Leconte se scandalise de l’attitude de la critique française et écrit une lettre qui lancera ce que les vétérans appellent « La polémique Leconte ».

« Comme tout le monde, la critique aime ses privilèges. Récemment, on pouvait encore entendre des voix s’élever contre les sorties simultanées en salles de plusieurs films cannois. L’anecdote est symptomatique de la position entretenue par la profession qui veut que son regard soit en tête de ligne (et Cannes le lui rend bien, d’ordinaire). On dira que c’est ce qu’on attend d’elle. Mais la voir paniquer à l’idée de ne pas assister en priorité à une projection (ou garder un temps le privilège de la vision) dit aussi son angoisse de perdre ses pouvoirs durement acquis. Se sachant aujourd’hui menacée, puisqu’elle est partout, de Femme actuelle à IMDb en passant par les revues spécialisées, la critique doit ressortir son uniforme du placard, faire briller ses gallons et rappeler qui est le patron. Elle veut remettre un peu de hiérarchie et d’ordre dans la cacophonie numérique, vision d’un monde dont l’horizontalité flou fait peur. La police critique n’est toutefois pas que l’apanage de ceux qui ont le plus à perdre avec ce 2.0 qui mettrait en péril leur modèle économique et professionnel. Le problème de la légitimité est partagé partout. Puisqu’on serait tous devenu critique et que le commentaire est même devenu une activité quotidienne (auto-storytelling, réseaux sociaux etc), chacun croit détenir la raison. Et si, au lieu de pleurer devant ce monde où plus personne ne s’écouterait parler, on commençait à considérer cet usage comme un moyen de généraliser l’intelligence ? Reste à mieux définir les outils de l’expansion. »
Les 7 plaies de la critique cinéma,
Jérôme Dittmar – Vodkaster, 28 juin 2012

“Les techniciens étrangers ne se plaignent pas des conditions de tournage parce qu’il n’y a presque plus de tournages chez eux.”
Serge Kaganski, 31 mai 2013

“La culture c’est ce qui sert à empêcher l’énonciation du conflit social“
Evelyne Ritaine, directrice de recherche en science politique et sociologie – Les Stratèges De La Culture, 1983

4) Une nouvelle expression cinéphile

Les courants théoriques oubliés : Jean-François Tarnowski
Nicolas Bonci – Louvreuse.net, 18 juillet 2013

Starfix, histoire d’une revue
Nicolas Rioult, 2012

 “L’éducation populaire, monsieur, ils n’en ont pas voulu” ou Une autre histoire de la culture.
Franck Lepage – Conférence Gesticulée, Scop Le Pavé (Coopérative d’éducation populaire), mai 2007

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